• Lorsque je participais au groupe de Soutien au Soutien avec Jacques Lévine, nous exposions au groupe soit un cas, soit une situation. C'était il y a longtemps, aujourd'hui je travaille dans une école dont le projet est largement inspiré de la pensée et de la pratique de Jacques Lévine, aussi, après avoir exposé le cas Cédric, nous avions essayé de résoudre l'énigme qu'il représentait pour l'école, en équipe.

    Cédric arrivait dans la matinée de ce premier jour de classe en maternelle accompagné de son père. Nous faisons des rentrées très échelonnées, pour faciliter l'adaptation à la première année d'école, mais il ne semblait pas impressionné par ce nouveau lieu, bien au contraire, il arrivait alors dans la classe, « comme un bolide ». Par la suite, il ne faisait que ce qu'il voulait, il grimpait sur tous les agrès en salle de motricité, il jouait aux légos et refusait de venir s'asseoir dans le groupe, il sortait de la classe pour jouer avec les jeux sur les paliers, il refusait de remonter en classe lorsqu'il était dans la cour car il voulait continuer à faire du vélo. Il était sans cesse « hors cadre » alors qu'il avait été gardé en collectivité avant son entrée à l'école. Surtout je n'arrivais pas à accrocher son regard et il parlait très mal. Ses parents expliquaient son comportement par le fait qu'ils avaient beaucoup voyagé et que Cédric se recréait à chaque fois un monde à lui, dans lequel il avait ses propres repères, il avait traversé depuis sa naissance plusieurs pays et plusieurs langues, sa mère n'ayant pas non plus le français comme langue maternelle. Elle était  très inquiète, elle posait la question d' « autisme ».

    Même si la psychologue scolaire qui l'avait observé tenait un autre discours beaucoup plus rassurant, la directrice pensait qu'il fallait faire quelque chose. Quant à moi, ce qui m'intriguait le plus c'était sa façon d'apprendre par imitation sans pouvoir accéder au sens de la situation d'apprentissage. Au quoi de neuf plus particulièrement, il restituait les différentes étapes : l'inscription, la prise de parole, les questions des autres élèves, mais sans prendre en compte la relation de soi aux autres, alors que c'est là, le sens même de cette institution. Il n'en observait que le cadre, il arrivait du fond de la classe en refusant toujours de rester dans le groupe, il s'asseyait sur la chaise, disait quelque chose d'incompréhensible en fixant un point à l'horizon et répétait distinctement« vous pouvez poser des questions » et puis il retournait jouer aux légos sans interroger ses camarades qui levaient le doigt.

    Lors d'un entretien avec ses parents, nous nous accordions sur un constat assez terrible : « Cédric n'a pas le monde symbolique ». L'année d'après, un mois après la rentrée, je quittais Cédric, pour retourner sur les bancs de l'université en congé formation, mais j'y pensais souvent. Je demandais de ses nouvelles à ma remplaçante qui me disait « Cédric il est à l'ouest, mais on a poussé ses parents à s'en occuper, à faire un bilan chez l'orthophoniste, et au CMPP. » Je revins à l'école la dernière semaine de l'année, je refis connaissance avec les élèves et mon travail d'enseignante, j'appris que tous les bilans de Cédric étaient « normaux », rien à signaler. Je m'interrogeait alors sur la validité de nos observations et surtout sur notre acharnement à traquer le hors-norme dès l'âge de trois ans.

    Ce soir j'organise une réunion avec les parents, j'appréhende ce moment parce que je dois leur annoncer que je pars à nouveau en congé de formation jusqu'à la fin de l'année, pour 3 mois. Je leur demande de s'installer sur les bancs comme le font leurs enfants et pendant ce temps, je guette, à la sortie du goûte, les retardataires, je prends 10 minutes de battement, j'ai quand même « le trac ». Enfin je rentre dans la classe pour démarrer la réunion et là, je vois Cédric assis sur ma chaise qui initie les parents au quoi de neuf. Il raconte sa situation, son père lui a acheté des cartes pokémons pour jouer avec ses copains, il énumère les différents pokémons avec leurs différentes caractéristiques et les jeux qu'il organise, puis il s'arrête et dit « j'ai fini, vous pouvez poser des questions », un père commence à parler, il lui coupe la parole en lui rappelant qu'il faut lever le doigt, il interroge ensuite une maman qui demande « est ce que les pokemons, c'est aussi pour les filles ? », il répond : « non, mais il y a des pokemons qui sont des filles. »

    Au bout des trois questions, il se lève en déclarant que maintenant c'est à mon tour de parler.

    Je me suis assise dans le cercle des parents sur les bancs, car je n'aime pas m'adressant à eux, « jouer à la maîtresse », j'observe Cédric, en mesurant le chemin parcouru, d'enfant non-institué, a-symbolique, il est devenu celui qui inverse les rôles et me passe le relais. Avec tellement d'humour et de naturel, il s'autorise à retourner la situation, du jugement des adultes sur son cas, il nous montre comment il s'est approprié aujourd'hui les différents enjeux de l'institution qui le stigmatisait. Alors que moi, j'avais perdu la maîtrise de cette réunion, il m'en redonnait le sens, il s'agissait simplement d'un quoi de neuf dans ma vie que je devais partager avec le groupe (parents et enfants). Alors je pris sa place sur la chaise pour l'expliquer en face à face, et  répondre aux questions.

    Mais le plus grand plaisir partagé a été lorsque le père de Cédric a levé le doigt et que Cédric en riant l'a interrogé, en prenant tout le temps d'articuler bien fort pour le suspens : « heu... MON PAPA », éprouvant alors une réelle jubilation, à faire entrer son père dans le cadre et à exercer un pouvoir sur lui, tout en signifiant l'universalité de cet amour, la préférence de « MON papa ».

    J'observais que les autres parents prenaient à la fois du plaisir à jouer le jeu, mais qu'ils étaient aussi quelque peu étonnés de l'enseignement de Cédric, il prenait ma place tout en restant à la sienne et c'est vrai que les adultes ne sont pas habitués à apprendre des enfants. Le père de Cédric était fier de son fils, et moi je pensais que c'était un beau cadeau qu'il me faisait, c'était comme me signifier : « tu peux partir, ce n'est pas seulement ta classe c'est aussi la mienne, la nôtre, celle que nous construisons tous ensemble jour après jour ! »

    POUR ALLER PLUS LOIN

    1/ soutien au soutien – AGSAS

    http://agsas-ad.fr

    2/ quoi de neuf ?

    https://www.icem-pedagogie-freinet.org/accueil-quoi-de-neuf

    UNE QUESTION

    Faut-il faire venir des parents dans nos classes ?


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  • Voilà un JFP bien classique dans mon CP/CE1, avec son enfant donneur de paroles pour la quinzaine, ses trois-quatre enfants désireux de nous présenter leur « c’est important pour moi de le faire partager » et un maître qui se met en écoute flottante (qui est ma marque de fabrique personnelle).

    Je laisse ainsi cheminer les passages avec présentation à la classe suivie de questions-réactions. Et puis, arrive l'intervention inévitable, soit lors de la présentation, soit au moment des réactions, qui fait un petit bruit dans ma tête flottante, un déclic qui me fait une douce claque. Un "autrement que prévu" (expression de Jacques Lévine) comme je l'aime, comme je le chéris, contrairement à nombre d'enseignants qui le redoutent.

    Aujourd'hui, cet AQP, je le perçois lorsque Mila demande à Alice avec quelle grand-mère elle est allée voir un spectacle : « La paternelle ou la maternelle ? »

    Alors, je m'engouffre dans la brèche, tranquillement, sans forcer, lors de mon tour de parole,  pour créer tous ensemble l’arbre généalogique d’Alice, et puis d'autres élèves volontaires.

    Et voilà une notion de CE1 abordée par le naturel.

    POUR ALLER PLUS LOIN

    1/ je fais partager

    https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/55579

    2 / comment rebondir sur un quoi de neuf ?

    https://www.icem-pedagogie-freinet.org/accueil-quoi-de-neuf

     UNE QUESTION

    Comment concilier rebondissement sur la vie de ma classe et programmation établie sur l’année ?


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  • Alboum de jeunesse, moment partagé, moment de mise en joie, en ces temps obscurcis par un retour en arrière des pensées d’émancipation, je suis deux fois plus heureuse de faire partager ce moment de classe-plaisir autour de l’écoute d’un album de jeunesse devenu un classique du genre.

    Un élève de grande section de maternelle apporte ce matin dans la classe « Le petit chaperon de ta couleur » de Vincent Malone. C’est un album-cd à écouter. Je connais bien cet «objet», livre, chansons à plusieurs voix, qui nourrit l’intelligence, car il croise différents niveaux d’interprétations de ce conte traditionnel. En transposant l’histoire au théâtre, dans notre temps présent, en inter-changeant les personnages, le loup est malade, c’est un cochon qui le remplace, l’auteur ouvre des interstices, dans lesquels l’enfant peut y glisser son intelligence et accéder à «la culture commune» par des chemins de traverse. L’auteur qui tourne en dérision chaque élément de l’histoire, des personnages jusqu’au narrateur lui-même, permet à l’enfant de se jouer de sa peur et d’avoir prise sur la trame narrative.

    Mais rien n’est simple, car en utilisant un certain registre de langage, l’auteur met aussi en interaction, comme dans la réalité, le monde des adultes avec celui des enfants, et parce que comme lui, je fais le pari que les enfants sont porteurs d’une intelligence aussi complexe que celle des adultes, nous écoutons cette histoire.

    Les 3ème et 2ème années me disent qu’ils la connaissent déjà, l’élève en question, je l’appellerai Maxime, l’avait rapporté l’année dernière, « avec Agnès, l’autre maîtresse», moi-même j’avais travaillé cet album, il y a deux ans, alors que Maxime était en 1ère année de cycle 1. Je leur demande quand même, s’ils veulent l’écouter de nouveau, connaissant la réponse d’avance et surjouant moi aussi mon rôle de maître du jeu, seuls les «petits» ne la connaissent pas du moins par l’école. Bien sûr, ils se mettent à crier:

    - Ouiiiii

     - Vous êtes sûrs ?

    - Ouiiiii

    Et là je mesure (j’évalue) le plaisir qu’ils ont d’écouter cette histoire, mais plus encore, le plaisir de mesurer à leur tour le fait qu’à chaque fois, ils la comprennent davantage, ils en saisissent un sens qui leur avait échappé jusqu’alors. Comment j’observe cela ? Eh bien parce que leur yeux pétillent et qu’ils rient et qu’ils se tournent vers leur camarade d’à côté pour répéter la blague, et lui faire partager cette découverte.

    Les 1ère année, les «petits» n’ont certes pas tout bien compris, mais ils ont le temps, nous ré-écouterons Vincent Malone l’année prochaine et l’année d’après, par ailleurs ils ont compris quelque chose d’essentiel dans cette expérience de classe : ils peuvent grandir, ils peuvent apprendre, car cela procure du plaisir de mieux comprendre mais aussi d’être complice de ce savoir avec les autres. 

    POUR ALLER PLUS LOIN

    1/ classe multi-âge

    https://www.icem-pedagogie-freinet.org/node/576

    2/ lecture plaisir

    https://www.cesep.be/index.php/73-publications/analyses/politiques-publiques/266-lire-pour-le-plaisir-pourquoi

     UNE QUESTION

    Quel intérêt d’aborder le même album ( ou plus largement la même notion) sur plusieurs années consécutives ?


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  • Chic ! Nous aurions obtenu une classe découverte demandée pour la troisième fois consécutive.  La réunion aurait été un succès, les enfants seraient tous impatients et nous serions en route pour découvrir un nouvel environnement.

    Lundi, c'est le premier jour de cette grande aventure. Nous nous réunissons dans une salle de classe avec les enfants et les autres adultes qui nous accompagnent. Le programme des activités est présenté. Nous allons pouvoir y mettre notre grain de sel : créer des équipes de trois élèves qui auront une mission quotidienne à accomplir.

     Il y aura les équipes suivantes :

    - l'équipe des écrivains, chargée d'inventer une histoire- fiction, en lien avec la classe de découverte.

    - l'équipe des journalistes, en charge de la rédaction d'articles sur la journée écoulée, comme au journal télévisé.

    - l'équipe des mathématiciens, dont le rôle sera d'inventer des problèmes mathématiques à partir de ce qui est vécu ou de l'environnement proche.

    - l'équipe des scientifiques, qui devra préparer un exposé ou mener une expérience sur un thème propre à ce nouveau lieu.

    - l'équipe des artistes plasticiens, qui devra réaliser une œuvre à partir de ce qu'elle aura vu ou collecté.

    - l'équipe des musiciens-danseurs-chanteurs, qui nous proposera une scène de son choix.

    - l'équipe radio, qui devra composer  un enregistrement sonore et ou visuel à partir de sons et images captés durant la journée.

    - l'équipe photo, qui  sera elle en charge de la prise de vues, puis de la sélection des photos en vue d'une exposition au retour de la classe découverte.

    Les équipes seront constituées avant le départ en fonction des désirs des enfants et des considérations de l'enseignant (composer des équipes hétérogènes, mélange garçons-filles, petits-grands). Elles resteront les mêmes pour ces missions tout au long du séjour, sauf en cas d'incompatibilité majeure.

    Chaque jour, une rotation est faite entre les équipes, afin que chacune puisse explorer chacun des regards.

    Tout le travail effectué par ces équipes sera l'objet d'une présentation aux parents au retour de la classe nature. Et par ailleurs, une partie de ce travail pourra aussi être mis en ligne sur le blog de la classe, s'il existe.

     

     


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  • Il serait 8h45, les parents accompagnateurs seraient là, nous serions prêts à chausser nos lunettes imaginaires.

    Nous commençons par essayer ces montures dans l'univers de la classe. Elles ont le pouvoir de nous mettre plein de questions en tête. Les questions relatives à l'environnement de la classe émergent naturellement : "Quelle est la dimension de la classe ?", "Combien y-a-t-il de livres dans la bibliothèque ?", "Est-ce qu'on aurait la place pour mettre une nouvelle armoire dans le fond de la classe ?", "Quelles sont toutes les différentes manières de disposer les tables dans la classe ?", "Si on devait vendre notre classe, quel en serait le prix ?"....

    Nous faisons le tri entre les questions qui pourraient déboucher sur une recherche et celles auxquelles nous ne pouvons pas apporter de réponses (ex.: pourquoi la classe a-t-elle des murs ?), ou alors pour lesquelles nous pouvons répondre sans véritable recherche (ex.: combien y-a-t-il d'élèves dans la classe ?).

    Les lunettes fonctionnent, chacun a trouvé la monture à sa taille, nous sommes chauds et nous allons maintenant les utiliser dans l'environnement du quartier.

    Suivant l'âge des élèves, nous nous équipons, soit d'un enregistreur si les enfants ne sont pas encore autonomes en écriture, soit de petits carnets sur lesquels les enfants écriront leurs questions. La classe est divisée en équipes accompagnées d'un adulte. La balade peut commencer.

    Nous franchissons les grilles de l'école, et pénétrons dans un territoire que nous allons redécouvrir. Les groupes s'éparpillent et tout de suite certains commencent à s'immobiliser pour proposer leurs questions. Tous sont maintenant conscients que les questions que l'on se pose doivent être propices à une recherche ultérieure. Exemple de questions : "Quelle est la largeur des trottoirs ?", "Comment est faite la numérotation des rues ?", "De quand date cet immeuble ?", "Pourquoi y-a-t-il un tuyau ici ?", "Quelle est la taille moyenne des personnes que l'on rencontre ?", "D'où provient ce son qu'on entend ?", etc.

    Une fois ces questions recensées, nous nous retrouvons en classe, nous les mettons en commun, et faisons un dernier tri pour ne garder que celles que la classe juge intéressante pour aller plus loin.  Chaque élève choisit alors la question qui l'intéresse le plus. Des équipes de deux à trois élèves sont constituées afin de mener leurs futures missions ! A suivre...

    POUR ALLER PLUS LOIN

    Comment sortir en classe pour mener une recherche ? https://www.icem-pedagogie-freinet.org/accueil-sortie

    UNE QUESTION

    Comment trouver les ressources pour répondre à tous les questionnements ?  

     


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